La foule est de retour, après plus d’une année de silence. Dans les aéroports, à la sortie des stades, dans les centres commerciaux. La foule des regards et des corps soulevés par la même émotion. La vie, à nouveau, serait-elle normale ? Aurait-on déjà la nostalgie du silence ? De quoi est tissé le commun dont on rêve ? Que signifie le mot allégresse ? Par quels désirs, ensemble, sommes-nous emmenés ? Que foulent aux pieds les foules où l’on se tient ? Qu’écrasons-nous ? Quel est l’état de nos espérances ? De nos désespoirs ? Il y a quantité de foules réunies dans nos mémoires. La foule des corps suppliciés dans les camps de concentration et les foules en liesse à la Libération. Les foules sont des solitudes multipliées. Elles disent le privilège et la détresse d’exister, la joie et la peine. Nous sommes uns et nous sommes multiples. Une foule, toujours, est en deuil, fût-ce de son prochain démembrement. Nous sommes des déserts et nous sommes des foules ; nous sommes la voix muette des foules en nous assemblées depuis des temps immémoriaux.
Aujourd’hui, les statues de Pascal Tassini sortent en foule au musée du Trinkhall, solitudes multipliées qui nous regardent en silence et réfractent au plus intime nos humbles, nos patientes métamorphoses.
Pascal Tassini (Ans, 1955) a fréquenté les ateliers du Créahm pendant plus de vingt ans, de 1996 à 2018. Il y a développé une œuvre polymorphe d’une extraordinaire richesse – dessins, peintures, sculptures en terre cuite et assemblages de tissus noués qui font, aujourd’hui, sa notoriété, incessant bricolage des formes, des matières, des présences. L’art, ici, est toujours en mouvement, dans la relative indifférence de son résultat. Tassini est un glaneur et fait merveille des fragments de monde trouvés ici ou là, éparpillés dans le chaos de l’atelier – impatience et sûreté conjuguées dans la répétition ad libitum des mêmes gestes et des mêmes rituels. L’art, toujours, a le nez dans le guidon. On arrive au matin et le soir on repart, ainsi jour après jour, semaine après semaine, année après année. Rien ne manque à qui sait ne pas penser. Rien ne manque à qui sait éclater de rire. Pascal Tassini est orfèvre en existence. Faut-il s’établir ? On construira, au cœur de l’atelier, une cabane où ranger ses affaires et accueillir ses amis, où recevoir également ses patients quand on est guérisseur. Le docteur Tassini est au centre d’un monde échappé de ses mains. Faut-il se marier ? Oui, bien entendu, car l’amour est l’alpha et l’oméga de toute vie accomplie. Alors, on confectionnera des robes de mariée, des coiffes et des diadèmes, des costumes d’apparat, on mettra des fleurs à la boutonnière, on aura des costumes magnifiques, on écrira des lettres d’amour, on échangera des alliances, on sera le marié, on ira vers la mariée, bientôt la tenant par la main et puis l’embrassant. Ah, que douce est l’existence et triste la séparation ! Mais les amis sont là, heureusement, qui sont façonnés dans la glaise, la foule des amis multipliés par le geste infiniment repris de les donner à naître, le mouvement des doigts et l’empreinte de la paume conservés dans la terre, qui lui donnent son mouvement, sa vie, son relief, son grain, sa patine, son histoire. Il suffira de les disposer sur les étagères de la cabane ou de les ranger soigneusement dans des tiroirs et dans des caisses. La plupart du temps les statues sont de petite dimension. Les ressources de l’atelier suffisent à leur fabrication. Ce sont les Stics de Pascal Tassini, qui l’ont occupé pendant des années. Mais parfois les statues sont immenses. Alors on les cuira dans un four à papier monté pour l’occasion entre le musée et le kiosque, à Liège, au parc d’Avroy. Ce sera la fête, comme hier et comme aujourd’hui, comme au temps de tous nos héritages, un feu de joie allumé jusque bien avant dans la nuit, le grand appareillage de la joie sans mémoire ni réserve, des flammes virevoltantes et des silhouettes entr’aperçues. Comme la vie est belle et l’art, inutile ! Les statues de Pascal Tassini, tellement les mêmes et tellement différentes, sont toujours en mouvement, s’avancent en foule et nous emportent au plus vif de la condition d’exister.